Ouvrez n’importe quel traité (l’arboriculture fruitière classique : loin de définir la fonction de l’œil terminal, cet organe placé à l’extrême pointe des rameaux, non seulement il l’ignore mais, ce qui est beaucoup plus grave, il le voue au sécateur; c’est, tout comme le rameau gourmand, un sacrifié (fig. 10).
Par un singulier retour de fortune, l’œil terminal sera pour nous, un organe privilégié, irremplaçable, prodigieux! (fig. 11).
Rendons pourtant justice à M. Champagnat, qui s’y intéresse : « Sur une branche mise en position horizontale, explique-t-il, tous les yeux étant placés à égalité, à la même distance du sol, l’œil terminal conserve une suprématie naturelle sur tous les autres yeux » Et il précise : « Quelle que soit la position d’une branche, cette suprématie ne lui sera jamais enlevée tout à fait »[1].
Nous estimons, quant à nous, que dans la position d’arcure, il perd toute suprématie, puisqu’étant placé en-dessous de l’horizontale, il ne peut accomplir son rôle de régulateur.
Notre Méthode tient la conservation de l’œil terminal pour capitale, et sauvegarde soigneusement, dans ses positions de branches, sa suprématie : sur l’œil terminal repose en effet toute la fructification de ses vergers (fig. 12); sans lui, un coûteux et savant travail de dosage de sève s imposerait, chaque année, sur chacune des branches et ses innombrables coursonnes; avec lui, la sève amènera insensiblement et naturellement la fructification tant souhaitée : placé dans des conditions favorables, le végétal, tout comme l’animal, se reproduit de lui-même, par loi de nature.
Si l'on avait bien tenu compte de ce principe, essentiel pour la fructification de nos arbres, a « querelle des tailles » qui a, depuis trois siècles, tant fait couler d’encre et rempli de volumes, ne se serait jamais élevée.
Aussi, dans notre Système, tout tient en ces deux mots qu’il faudrait écrire en lettres d’or : Œil Terminal !
Sa suppression rompt l’équilibre entre feuillage et racines, le désordre suit; rétablir l’ordre ne se pourra qu’au détriment de la fructification.
Que se passe-t-il donc quand on supprime l’œil terminal d’un rameau ? Les yeux latéraux voisins de l’œil axillaire, artificiellement rendu terminal par la taille (l'œil de taille des classiques) partent à bois avec lui : 2, 3, 4, 5, etc., selon la vigueur de la branche (fig. 13) ; ils se ruent, à l’envi, à la curée de la sève, au détriment des yeux de la base qui, sous-alimentés, n’évoluent pas mais restent latents : fouillis à l’extrémité du rameau et dégarnissement de sa base vont de pair. Dans ces conditions, où et quand s’établira donc la fructification?
Si, au contraire, nous respectons cet œil terminal, il accomplit sa merveilleuse fonction de régulateur : partant seul à bois, en flèche (fig. 14, 15, 16), il laisse aux yeux placés au-dessous de lui la quantité de sève juste nécessaire pour les transformer, naturellement, quelle que soit la variété, en boutons à fruits (fig. 17, 18), aussi bien ceux qui l’avoisinent que ceux de la base du rameau vertical ou incliné, tant que l’oblique ne descend pas au-dessous de 30 degrés.
Au printemps, sous l’influence de différents phénomènes, la sève monte et se répand activement jusqu’à l’extrémité vivante du bourgeon en voie d’élongation, culminé par l’œil terminal, laboratoire où certaines recherches scientifiques récentes ont permis de déceler la formation d’hormones de croissance et, peut-être, de fructification. N’est-il pas remarquable que les feuilles de l’œil terminal soient justement les plus grandes et les mieux développées ? (fig. 19) et cela n’implique-t-il pas déjà, indépendamment de toute autre constatation, le rôle privilégié de cet œil singulier, renflé en massue, et gonflé de substances de réserve, tout comme la bourse du bouton à fruits, et disposé pour recueillir les rayons du soleil? (fig. 11).
Décapiter l’extrémité des rameaux, c’est gaspiller la sève de l’année précédente ; c’est aussi dilapider les hormones ; et par quoi les remplacera-t-on ? Car elles n’ont pas été placées là par pur caprice de la Nature, elles ont sans nul doute un rôle important à jouer.
On a prétendu, il est vrai, que, ne pas tailler, c’est s’exposer à un « fouillis de branches envahissantes ! » N’est-ce pas plutôt la taille (taille du prolongement, taille des coursonnes)qui instaure cette densité de rameaux[2], en provoquant le départ à bois d’yeux qui, sans elle, auraient évolué en boutons, directement fixés sur le canal de la sève ? Et que dire alors des nombreuses têtes de saule auxquelles donne naissance l’arcure systématique des charpentières, royaume du sécateur !
La conservation des yeux terminaux préservera nos arbres de ces mutilations : il ne s’agit que de les utiliser intelligemment.
Au réveil de la végétation, l’œil terminal des rameaux part donc en flèche, vigoureusement, le premier, en avance de plusieurs jours sur les yeux axillaires (fig. 20).
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Plusieurs cas peuvent alors se présenter :
Et pour assurer à cet œil terminal, naturel ou de remplacement, sa pleine végétation, solitaire et sans concurrence, nous éliminerons les bourgeons axillaires qui, dans son voisinage immédiat, sur une longueur de 5 à 10 centimètres, parfois un peu plus[3], tenteraient d’accaparer à son détriment, une part de sève trop abondante qui pourrait les faire partir, eux aussi, à bois (fig. 21, 22, 23) : l’œil terminal s’allongera seul, en pleine lumière, en plein soleil. Une discrimination s’imposera donc lors de la suppression de ces yeux latéraux voisins : il ne s’agit pas de les faire tous sauter à la suite, sans discernement, sur une longueur donnée, mais d’éliminer sur cette longueur ceux-là seuls qui peuvent laisser prévoir, de par leur situation ou l’amorce de leur développement, une concurrence probable pour l’œil terminal (fig. 24).
À mesure qu’il s’allongera, se fera plus puissant l’appel de la sève à son extrémité. La taille classique prétendait la répartir régulièrement au long de la branche en l’y refoulant par la taille du prolongement, soit en hiver, soit, comme le voulait Lorette (dont la méthode n’est plus guère appliquée, à Wagnon ville même, lieu de sa naissance, qu’à de rares variétés très vigoureuses, comme le Doyenné du Comice) après le départ de la végétation, lorsque les pousses atteigne[3]nt 5 centimètres, afin d’accentuer son coup de bélier.
Dans notre Méthode, la sève se répartit d’elle-même, beaucoup plus régulièrement, dans les yeux axillaires qu’elle ne submerge plus, aspirée qu’elle est par l’œil terminal dont la prééminence s’accroît à mesure qu’il s’allonge : le choc de la vigueur, le coup de bélier de la sève, ne exerce plus latéralement au risque de faire partir à bois les yeux latéraux réservés à la fructification, mais s’engouffre vers l’œil terminal dont l’élongation prépare la charpente.
Peu importe que l’année soit sèche ou humide : le processus reste le même, et pour ainsi dire automatique : l’œil terminal « encaisse » le trop plein de la sève; qu’il s’allonge de 60 centimètres ou de 2,50m, la fructification reste assurée à brève échéance tout au long du rameau ; seul 1 allongement plus ou moins considérable de la charpente révélera à l’observateur la générosité ou la parcimonie des pluies ou de l’irrigation, la richesse du terrain ou l’action des engrais, le coup de frein du fruit.
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Les tenants de la taille classique peuvent venir, eux qui taillent avant de savoir ce que sera l’année, pluvieuse et poussante, sèche et non poussante ! Y a-t-il jamais deux années qui se ressemblent tout à fait ? Et leur spéculation sur un avenir incertain n’est-elle pas, de leur propre aveu, pleine de risques ?[4]
Nous n’ajouterons qu’un mot avant d’achever ce chapitre : cette élongation rapide et solitaire des branches leur garde une grande souplesse, l’accroissement en diamètre se faisant plus lentement; souplesse qui n’exclut pas la solidité, car les branches laissées libres ou avec un certain ballant (on commence à le reconnaître aujourd'hui) sont plus nerveuses et moins cassantes que celles qui, tôt ankylosées par le palissage, se rompent sous le poids des fruits lorsqu un lien vient à céder. Cette souplesse prolongée des branches nous autorise donc a remettre a plus tard (quand nous en aurons le temps) l’inclinaison des branches ayant atteint ou dépassé la longueur raisonnable. (Cf. chapitres VIII, IX et X.)
Fructification hâtive, aération, souplesse :
ce n'est pas sans raison que
BOUCHÉ-THOMAS
a fait de la conservation jalouse de l'œil terminal
un des points cardinaux de sa Méthode.
[1] La taille des arbres fruitiers. La Maison Rustique, Paris 1949, p. 192.
[2]
En Amérique, « la taille augmente la densité des branches et l’arbre devient si touffu qu’il est nécessaire de
l’éclaircir ». (Conférence de M. R. Lepage, à la Société d’Horticulture d’Angers, 2 mars 1947.) En Afrique du Nord .
« Arbre touffu, compact, mal éclairé et aéré. » (Maurice Renaud : « Recherche d’une nouvelle Méthode de taille rationnelle » - D. S. A. Constantine.)
Et en France?
[3] N’en concluons pas trop vite que nous dénudons ainsi la branche d’une façon définitive : tôt ou tard, les stipulaires des vigoureux yeux latéraux, aujourd'hui éborgnés à la pointe du rameau, position privilégiée, reperceront sous forme de productions fruitière.
[4]
En 1951 « … nous allons vraisemblablement assister à un départ très net de la végétation, favorisé à la fois par
l'humidité du sol et par l'action des engrais, depuis longtemps épandus mais pas toujours utilisés par les plantes au cours
des périodes de sécheresse antérieures. Ajoutons à cela que la récolte ne sera pas très abondante: et nos arbres, lestés et
bien nourrie, risquent de nous donner quelques soucis pour leur mise à fruits future. Ceci n'est rien en verger rationnellement conduit où les opérations de la taille d'été sont accomplies rationnellement et avec art. Pincements et taille en vert
sont en effet d'excellents moyens de mise à fruits. Il ne faut surtout pas penser qu'un seul pincement pratiqué tôt en saison sur des arbres vigoureux puisse nous procurer la mise à fruits recherchée. Ce n’est que par la répétition de cette opération en cours d'été et en terminant par une taille en vert opportune que les productions fruitières apparaîtront. *
(A. Bry. Pomologie Française, mai 1951, p. 62.) — Ces interventions répétées sont-elles vraiment rentables?
En 1952 en revanche, … nous connaissons à nouveau (constate en gémissant le porte-parole de nos classiques)
une terrible pénurie en eau : les besoins de l'irrigation se font, en de nombreux vergers, cruellement sentir. Les fruits
de première saison ont été généralement petits, et une chute abondante de fruits d'automne et d'hiver est actuellement
en cours. » (Ibid, 1952, p. 90.)
Ainsi donc, chaque année, nouvelles inquiétudes au sujet de la récolte future, et pour des raisons opposées :
l'insécurité est inséparable de la méthode dite classique !